Humeur de jardinier : le temps suspendu

Humeur de jardinier : le temps suspendu

Le 15 juin 2020

Se sentir glisser, s’éloigner, doucement emporté, caressé par une brise légère.
Le temps est lent, il désespère.

Ma route est tracée, mon cap est donné, mes voiles sont réglées.

Le temps est en suspens. Je profite de ce moment pour m’allonger sur le pont de mon voilier, me laisser engloutir par cette herbe grasse, fraîche, légèrement humide. A l’ombre d’une grand-voile au feuillage finement clairsemé, filtrant une lumière douce et chaleureuse, vacillant, vibrant et sifflant calmement à l’approche de la moindre risée.
Le temps d’un voyage, d’une traversée, le temps d’une fin d’après-midi, le temps d’un rêve.

Le vent se lève, il se rafraîchit. Le temps change, mes yeux sont toujours fermés, pourtant je sens qu’il accélère, qu’il semble vouloir s’énerver. Comme si d’un seul coup il devenait impatient.
Une brume dense qui s’illumine au rythme des éclairs qui la parcourent, fonce droit vers moi.
Le clapot régulier et la brise légère qui m’accompagnaient jusqu’alors dans ma rêverie laissent peu à peu place au son de petites vagues saccadées, aux arêtes chargées d’embruns. Des bourrasques de plus en plus fortes et de plus en fréquentes, la tempête se prépare, bientôt je perdrai mes yeux.

L’air est chargé, lourd et humide. Il est électrique, rempli d’une intense colère que je ressens pleinement. Le vent s’engouffre à toute vitesse dans l’entrelacs des branches des grands arbres, faisant rugir leurs feuillages. Les risées arrachent aux branches une poignée de feuilles qui s’envolent en tourbillonnant. L’écume court sur la crête des vagues, pour se répandre dans l’invisible.
Le bateau tremble, vibre, se couche en haut d’une vague puis se redresse en son creux le temps d’un léger dé-vent. Les haubans se tendent, le mât ne doit pas céder. Le tronc se contorsionne, se tord, craque, puis reprend sa place.
Attendre… La moindre action serait inutile.

Tous mes repères ont disparu. Le temps est en suspens…

Plongé dans ce brouillard vaporeux, privé de mes yeux, mes autres sens prennent le relais.
Le petit cri strident du martin-pêcheur perce la brume. Cela annoncerait-il le retour du calme ? Une odeur de terre mouillée après l’ondée, de roches humides, une odeur de marée, d’algues qui sèchent, une odeur de végétation, d’eucalyptus, de pins. Une odeur qui me souffle que je ne suis plus très loin. L’ombre de la côte ne se distingue pas encore pourtant je la sens toute proche.
Ces odeurs et ces bruits me rassurent parce qu’ils me sont familiers et m’apaisent dans mon aveuglement.
Je me laisse à rêver le temps d’un instant, le temps d’une balade éphémère, le temps de me perdre à nouveau dans le souvenir lointain d’une promenade dans le maquis.

Le son d’une cloche au loin vient perturber ma sérénité toute fraîchement retrouvée. Avertissement d’un navire vers lequel je pourrais faire route sans m’en être rendu compte ?
Je sens que mon bras est tiré, pris dans quelque chose, comme si je m’étais coincé la manche dans un taquet. Dans la confusion d’ombres brumeuses, j’ai le sentiment d’entendre une voix, quelqu’un qui essaierait de me faire signe.

J’ouvre les yeux, j’émerge. Face à moi, un jardinier du Domaine me secoue par la manche, me disant calmement que le jardin est sur le point de fermer…
Je lui demande un instant. Je sors de la brume, toujours adossé au tronc du pin parasol au pied duquel je m’étais assis pour lire et qui apparemment me protégea du passage de l’orage durant ma sieste… Je récupère mon livre : « La longue route » de Moitessier. Je suis toujours un peu confus, mais je réalise que ce jardin aura accompagné mon rêve de marin au long cours.

Charles Guerlain
Jardinier au Domaine du Rayol

© Photo : Pascal Tournaire